L'alpiniste français, victime d'une chute mortelle le 28 avril, en Suisse, a marqué l'histoire de sa discipline. Jour après jour, qu'il neige ou qu'il vente, cet homme libre marchait, grimpait, skiait
En montagne, Patrick Berhault se régalait. On entendra longtemps sa voix douce, son accent niçois, son sourire généreux dire cette vérité. Alpiniste solaire, il n'avait pas d'autre secret. Il le disait en 1979, dans sa première interview. Grimper, écouter son corps, faire cent tractions sur les bras chaque matin, se donner à la montagne, il faisait ça par plaisir.
Il l'a redit à Jean-Michel Asselin, rédacteur en chef du magazine Vertical, le matin du mercredi 28 avril, à 4 400 mètres d'altitude, sur l'arête des Mischabel (Suisse), dans sa dernière conversation téléphonique. Une blague, un éclat de rire avant de couper le portable. Deux heures plus tard, Philippe Magnin a vu le corps de son compagnon de cordée plonger dans le brouillard.
Patrick Berhault trouvait son bonheur en altitude, dans les rencontres, les paysages, la purée de poix, la solitude, les soirées en refuge et les longueurs techniques. Il partait pour de grands voyages, alpiniste nomade, et heureux.
Dans sa dernière interview au Monde, au début de cette traversée qui devait le conduire en trois mois sur tous les "4 000" des Alpes, il en riait encore : "A 46 ans, il serait temps que je me calme" (Le Monde du 17 mars). Il parlait - y croyait-il ? - de tourner le dos au grand alpinisme, dont il connaissait les risques, pour se rapprocher de ses proches dont, pudique, il ne parlait pas - sa famille, sa compagne, ses deux filles, de 13 et 17 ans. Mais toujours ses rêves le ramenaient là-haut.
Il réussissait les voies les plus dures avec une telle rapidité, une telle impression de facilité que ses amis guides eux-mêmes finissaient par le croire invincible. Jeudi à Chamonix, leur silence, leur incrédulité étaient à la mesure de cette illusion. Berhault, pourtant, se savait vulnérable. Plus que jamais, l'expérience de trois décennies d'alpinisme aidant. A plusieurs reprises, depuis deux mois, la cordée avait fait demi-tour, se pliant aux conditions des parois. Même aux virtuoses, la montagne dictait son tempo.
Dans l'univers des alpinistes, Berhault était depuis presque trente ans un grand frère rassurant. Il était apparu au crépuscule des années 1970, avec Patrick Edlinger, son cadet de trois ans, inventant le "8". Mieux qu'un degré de difficulté inconnu, un jeu nouveau, un signe de reconnaissance pour une génération de grimpeurs, adeptes d'un art de vivre né en Californie - l'escalade libre, Kerouac à la verticale. Sur le calcaire du Verdon, sous les surplombs dominant Monaco et les plages de son enfance, Berhault revisitait l'escalade.
Modeste mais sans complexes, il poussait le jeu en altitude, dans les faces nord du massif de l'Oisans. Une paire de baskets pour les marches d'approche, pas de vivres de course et parfois pas même de sac à dos, des parois gravies et aussitôt descendues, souvent en solo, empruntant au passage un topo (guide offrant une sélection d'itinéraires) à des cordées médusées. Au journaliste de la revue Alpi Rando(novembre 1979) qui trouvait la chose "incroyable", l'extra-terrestre répondait, flegmatique : "Il faut préciser que je n'avais rien sur le dos. Je suis parti en chaussons et en T-shirt. A grimper sans corde, et sans s'assurer, ces horaires ne sont pas fantastiques ; en réfléchissant bien, tout cela est normal." Dénuement, légèreté, rapidité, et modestie. Le réalisateur Jean-Paul Janssen avait saisi cela dans une belle trilogie intitulée Overdon, Oversand, Over Ice.
Plus tard, quand ses frères en grimpe poussèrent le jeu jusqu'à la compétition, Berhault tourna le dos à la scène. Libre il grimpait, libre il resterait. Il céda à l'ami Edlinger sa place dans un film, La vie au bout des doigts, qui vit éclore la star de l'escalade. Il ne le regretta jamais. Il se frotta sans plaisir à l'Himalaya et laissa Benoît Chamoux y briller, tandis que, dans les Alpes, Christophe Profit réussissait en 24 heures, grâce à l'hélicoptère, la trilogie des faces nord mythiques, Eiger-Cervin-Grandes Jorasses.
Les années "frime" n'étaient pas faites pour ce modeste. Berhault y faisait son retour à la terre, à ses collines natales du Forez. Maçon, paysan ou charpentier, il conduisait son tracteur et retapait une ferme dans le hameau de Chabreloche (Puy-de-Dôme). Il dansait sous la direction d'un chorégraphe à Chateauvallon, initiait les jeunes de Vaulx-en-Velin à l'escalade. Car voilà ce que cachaient sa douceur et sa gentillesse : une cohérence âpre, tendue. Appelé, il avait déserté trois fois, fait de la prison. Naïf à 20 ans, humble à 40 ans, il manifestait un même besoin sincère de donner du sens à sa passion.
En 1982, Berhault a 25 ans. La Rivista della Montagna recueille son "pourquoi grimpes-tu ?" en italien : "Je grimpe pour me sentir en harmonie avec moi-même, parce que je vis dans l'instant, parce que c'est une forme d'expression éthique et esthétique par laquelle je peux me réaliser, parce que je recherche la liberté totale du corps et de l'esprit. Et parce que ça me plaît." Puis, dans un même souffle : "Regardez Noureev. Il est devenu Noureev parce qu'il avait en puissance les qualités qu'il a développées par un constant entraînement. Le mouvement est pour lui une joie intense - pour lui et pour ceux qui le regardent."
Vingt ans plus tard, en 2003, lors de l'enchaînement de seize voies extrêmes, une expédition presque himalayenne dans les cathédrales de granit fauve de la face Sud du Mont-blanc : "J'ai besoin de cette esthétique. Grimper est pour moi une forme d'expression artistique."
Athlète et esthète, tel était Berhault. Sa force était de vivre selon son plaisir. "Le matin du dernier jour, il rayonnait", raconte Jean-Michel Asselin. Depuis le début du voyage, le 1er mars, celui-ci a appelé Berhault matin et soir pour tenir son carnet de route sur le site www.glenatpresse.com. "Le début du périple avait été physiquement très dur", dit-il. Après le froid sibérien de la première semaine, Magnin et Berhault ont eu un temps épouvantable dans le massif du Mont-Blanc. Il y eut le sommet des Grandes Jorasses foulé en pleine nuit (29 mars), des demi-tours dans le brouillard, des journées d'attente à écouter tomber la neige, une déclaration d'impôts remplie sur un coin de table à Chamonix pendant que Magnin fêtait ses 40 ans, un bivouac improvisé dans un trou, à quelques centaines de mètres de la cabane du Mont-Rose (17 avril). Des journées de vingt heures et des nuits trop courtes.
Et voilà que, depuis cinq ou six jours, le soleil était revenu. Le printemps enfin. Les conditions étaient bonnes, la neige transformée, les ascensions intéressantes. Quand le Cervin a été cueilli en quatre heures, le 24 avril, Berhault a commenté : "On se porte comme des jeunes". Les deux compères naviguaient dans un autre monde, filant au-dessus des mers de nuages. "Ils avaient retrouvé la légèreté, dit Asselin. C'est sans doute pour ça que Patrick avait inventé ces voyages : pour lui qui aimait tellement être en montagne, c'était un bon prétexte pour y rester plus longtemps !"
C'est au début des années 1990 que Patrick Berhault a amorcé son retour à la montagne. Il a passé son diplôme de guide, longtemps repoussé. Il s'est constitué une petite clientèle, et a bientôt été requis pour former lui-même les aspirants-guides au sein de l'Ecole nationale de ski et d'alpinisme (ENSA). Préférant désormais la cordée au solo, il a renoué, à partir de 1992, avec les ascensions express. Puis les a empilées les unes derrière les autres, de préférence à la saison froide, quand la montagne est calme et ses élèves occupés ailleurs.
En 1997, avec Francis Bibollet, premier voyage d'une semaine dans quatre faces nord à travers le massif du Mont-blanc. Les règles sont posées : une prévision météo "sur mesure", préparée par l'ami routeur de Chamonix, Yann Giezendanner, mais aucun moyen de liaison mécanique - ni hélico, ni voiture, ni téléphérique, un vélo s'il faut faire un bout de route. Patrick Berhault, qui a milité à l'association Mountain Wilderness, accorde son alpinisme à ses convictions écolo.
Dès lors, les voyages se succèdent et s'allongent. En 1998, dans l'Oisans, il s'offre une semaine d'absolue solitude en compagnie de Bruno Sourzac (encore quatre faces nord). En 1999, il chevauche les Aravis, se rêvant un Himalaya de 2 600 mètres d'altitude. Fin août 2000 enfin, il retrouve Patrick Edlinger au départ d'une traversée complète de l'arc alpin, qu'il achèvera seul, six mois et 1 300 kilomètres plus tard, à Menton, sur la plage où, enfant, il se rêvait plongeur sous-marin. En 167 jours, au cours de la plus longue "course" d'alpinisme jamais réalisée, il a gravi 22 parois historiques et fait la rencontre de celui qui devient l'alter ego d'une grande cordée, Philippe Magnin.
Avec ce "collègue" de l'ENSA, la méthode est désormais éprouvée : les deux guides grimpent par tous les temps ou presque. Les voies les plus dures des Alpes sont réussies dans des conditions épouvantables, presque toujours sans bivouac, et racontées sans hausser le ton (Patrick Berhault : Encordé mais libre, Glénat, 2001).
Mardi 28 avril au soir, les amis qui ont dîné avec eux au Mischabeljoch Bivouac les ont trouvés en pleine forme - autant qu'on peut l'être après deux mois d'une telle épreuve. Ils ont bu un peu, autant qu'on peut le supporter après avoir marché plusieurs centaines de kilomètres et enchaîné 64 sommets de plus de 4 000 mètres...
Les deux hommes sont partis avec le jour, à 6 h 30. Le temps était bouché, plus de 3 kilomètres d'arêtes effilées les attendaient, avec quatre nouveaux 4 000. Il fallait faire vite pour rallier le refuge avant l'arrivée d'une nouvelle dépression. La corde est restée dans le sac. Vers 9 h 30, ils étaient au sommet du Tãschhorn (4 491 m). Patrick Berhault est parti devant, traçant la voie sur l'arête. Philippe Magnin se trouvait à une cinquantaine de mètres en arrière lorsqu'il l'a vu chuter. "Je n'ai pas vu ce qui s'est passé à l'instant où il a basculé. C'est peut-être une pierre qui a roulé sous son pied. Ou une rupture de corniche. J'ai vu son corps chuter d'une cinquantaine de mètres dans la pente raide avant de disparaître dans le brouillard." Magnin a crié, sans grand espoir, avant d'appeler les secours. Son compagnon avait plongé dans une face presque verticale, haute de 600 mètres. Selon la police suisse, il était 11 h 25.
L'hélicoptère, ce mercredi, n'a pas pu décoller de Zermatt. A Grenoble, à Chamonix, ses proches espéraient encore. En 1978, Patrick Berhault avait fait une chute depuis le sommet du Pelvoux : une "erreur de jeunesse" dont il n'aimait pas parler. Victime d'une rupture de corniche, il avait dévalé un couloir de 800 mètres et s'était relevé avec des contusions et une entorse au genou. Pour un dernier soir, ce mercredi 28 avril, ses amis pouvaient encore croire à un miracle. Jeudi matin, il pleuvait sur Zermatt quand l'hélicoptère des secours suisses a déposé son corps.

Charlie Buffet

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.05.04